À la ferme, juste derrière la baie de Goulven, Patrick Quéré vous accueille en ouvrant des huîtres, dans un mélange de générosité et de bienveillance. Un soleil de novembre traverse la pièce de cet ancien manoir dont les propriétaires avaient fait allégeance à l’Église comme se plaisent à raconter Patrick et Véronique, sa compagne : « La porte s’ouvre tout droit en direction du clocher de Goulven ».
J’encourage chacun à faire son pèlerinage
Patrick a le profil du Léonard pur jus : travailleur acharné, solide, qui ne compte pas ses heures. Au point, parfois, d’oublier le reste. « Un jour, je me suis demandé pourquoi j’avais fait tout ça. » C’est là qu’entre en jeu l’Irlande.
Du pari fou aux sueurs froides
L’idée naît un soir de Nouvel An. Autour de la table, Patrick Quéré lâche : « Je vais faire le tour de l’Irlande en tracteur. » Silence. Puis les regards qui s’échangent : « Tu ne parles pas anglais ! »
« Quand j’ai dit ça, je savais que je ne pourrais plus reculer. »
Septembre 2024. Le tracteur – celui-là même qui l’avait porté jusqu’à Paris lors des manifestations agricoles en 2015 – quitte la ferme. Direction Roscoff. Sans cabine, avec un kalaboussen sur la tête, celui de son père. Le chemisier de sa mère comme une protection filiale et la ceinture de son parrain pour veiller sur lui. « Ces gens-là, je suis là grâce à leur sacrifice. Eux n’ont jamais voyagé. »
À l’approche du ferry, la panique monte. « Jusqu’au dernier moment, j’avais peur qu’ils me refusent l’embarquement. » Puis Cork. Premier virage à gauche, premières sueurs froides. Les deux premiers jours sont terribles : rouler du bon côté, ne pas savoir où dormir, le froid qui s’infiltre, l’impression d’être allé trop loin. Dans le Burren, ce désert minéral, il tremble. « Je me suis dit : mais qu’est-ce que t’es venu foutre là ? » Puis le déclic : « Patrick, tu t’y es foutu, tu fonces. » Sa main cesse de trembler.
Itinéraine selon l’inspiration
Commence alors un autre voyage. Celui du bonheur. Les Irlandais le saluent, s’arrêtent, sortent de leur voiture, demandent s’il a besoin d’aide. « Jamais je n’aurais imaginé rouler ainsi en tracteur, même sur autoroute, et encore moins avec autant de respect ».
Les pubs l’invitent. Les paysans ouvrent leur porte. Une équipe de foot interrompt son match pour le saluer. Un enfant de quatre ans, assis sur un muret, lui fait un signe du pouce. « Ce gamin, il avait compris le pari. » La diaspora française, alertée par Facebook, le suit, l’appelle, tente de le rejoindre. Il dort dans des B&B de fermiers, parfois gratuitement. Paye un restaurant un jour, se le fait offrir le lendemain.
Il roule ainsi 18 jours, 102 heures de conduite, près de 2 000 km. Sans GPS. Chaque matin, trois noms de villes griffonnés sur un papier. L’itinéraire se dessine selon l’inspiration : Thuram, parce qu’il aime le footballeur ; Glenmore, parce que ça sonne breton.
À Dublin, il entre dans la capitale sans encombre, presque naturellement. « Impossible d’imaginer ça en France. Même à Brest, ce serait inimaginable. » À Belfast, il découvre « la richesse et le dynamisme » de la capitale d’Irlande du Nord. « Un vrai décalage avec l’image qu’on en a. » Et de commenter : « En Irlande, le respect du monde agricole est encore très fort. La famine de la fin du XVIIIe siècle a marqué l’histoire. Ça ne s’oublie pas. Surtout, les Irlandais affichent fièrement leur appartenance à l’Europe. »
« Je voulais me vider la tête »
À son retour à Roscoff, changement de décor. Le second du capitaine l’invite au poste de pilotage. Le café. Les étoiles dans les yeux. « J’ai réalisé que les gens importants, ils sont hyper simples. »
Dans sa poche, un billet de vingt euros donné sur l’autoroute par un inconnu ému. Il l’a gardé tout le voyage. Véronique l’attend sur le quai…
Puis la claque du retour. « Je n’ai pas été bien pendant quinze jours. » Reprendre le rythme, les 100 ha de polders, les Parthenaises, le magasin, les gîtes… Et Ema, sa jeune salariée de 22 ans, qu’il prépare à reprendre la ferme. « Si je ne fais rien, tout partira. Je dois l’aider au maximum. »
« Ce voyage est mon Saint-Jacques-de-Compostelle. Je voulais me vider la tête. C’est une façon de se retrouver face à soi-même. J’encourage chacun à faire son pèlerinage ». Il a réfléchi à beaucoup de choses là-bas. À ses parents. À ses deux frères handicapés dont il s’occupe. À cette vie de paysan où il a « loupé des coches ». « J’ai raté des choses. Mais j’ai eu la chance de survivre à deux accidents graves. La probabilité d’en sortir vivant… » Son regard se trouble.
Prochaine étape : le Pape ?
L’Irlande lui a appris quelque chose. « Il n’y a pas de super-hommes. Il y a des hommes super partout. » Et cette phrase qu’il répète, comme un mantra : « Je suis quelqu’un de sérieux qui ne se prend pas du tout au sérieux. » La preuve ? Il repart. Septembre 2026 : la Corse cette fois. Peut-être Rome après. Voir le Pape. « Quand je dis quelque chose, ce n’est pas des paroles en l’air. Je vais le faire. »
Dans le hangar, le tracteur bleu attend. Toujours sans cabine. Prêt pour le prochain départ. En attendant, Patrick Quéré travaille. Mais différemment. « Je ne travaille plus. Je m’amuse. » Véronique sourit. Elle sait que l’histoire n’est pas finie.
Didier Le Du
